La journée de Mr Légaut et ses réflexions

avec sa famille durant 2 ans. Et le souvenir de sa femme Marguerite

En 1964, la journée type aux Granges se composait de : lever vers 7 heures, prière seul en chambre, et toilette au robinet d'eau froide, le dimanche nous chauffions de l'eau dans un fût avec du bois et dessous nous avions installé une douche, quel luxe ! Puis nous prenions le petit déjeuner, fait du lait de nos 3 chèvres, tartines de pain, des grosses tourtes achetées à Die le dimanche après la messe, et de confiture de pommes des pommiers de la ferme.

Puis le service des moutons, s'il faisait beau, Marcel allait les garder à vue, dans la montagne durant 3 heures. Il me disait : "Durant la garde je ne pense qu'aux bêtes et à la découverte du territoire, où les mener avec "Tristou" mon chien de berger que j'envoie en permanence pour que les moutons ne s'égarent pas, ce n'est pas le moment des pensées profondes mais la découverte permanente des richesses du territoire de ma ferme pour la valoriser. Débroussailler, plantation d'arbres fruitiers, barrages mini à créer, lieu pour les fourrages etc."

Au retour le facteur est passé, à pied, si on est là on lui offre un verre de vin, on passe les commissions : un bouc à prêter, un coup de main pour la moisson ... le courrier va être lu et répondu. Durant ce temps je prépare le déjeuner pour M. Légaut, Bruno son fils handicapé mental et moi (les autres enfants vivent à Die et Valcroissant pour leurs études, avec Marguerite leur mère, on les voit le week-end). Le repas sera simple : légumes de la ferme que j'aide Bruno à cultiver, et fruits. Le dimanche il y aura un pâté ou une viande si une mère brebis vieille est abattue ou un chevreau. On mange en partageant l'organisation des tâches selon les saisons : faire ce qu'il faut au jardin potager, préparer le bois pour l'hiver, les cueillettes de fruits, le traitement des bêtes (piétin etc.), le fumier à sortir et épandre à la fourche, les foins, le débroussaillage, la construction de hangar ou d'arrivée d'eau etc., c'est notre boulot avec Bruno, avec qui je m'entends bien. Lui seul a une radio à piles, posée sur son épaule, et nous tient au courant du monde : "Un homme marche sur la lune"et actualités.

Puis sieste pour tout le monde, suivie d'un temps de lecture ou écriture, puis on ressort les bêtes pour 3 heures de l'après-midi, et travaux divers. Vers 18 heures M. Légaut, au retour des champs, s'installe sur un banc près de la chapelle bibliothèque (la chapelle est dans une ancienne bergerie) et durant une heure, il ne bouge pas, en regardant la nature, il me dit : "Je m'oblige à contempler la nature dans le silence sans pensée organisée mais en étant présent à moi-même et à ce qui vient". Pour ceux qui lui sont proches, ce moment crée une atmosphère que l'on retrouve dans les monastères.

Des fois, à son retour à la ferme principale, je lui pose des questions sur des livres découverts à la chapelle bibliothèque. Une fois sur Ste Thérèse de l'Enfant Jésus il me dit : "Aie la même VIE qu'elle mais ne l'imite pas, construis-toi d'après ta vie et ta vocation que tu découvres". Une autre fois, où j'affirmais l'infini du monde qui nous entoure, il se concentre et me dit : " Même immense, DIEU est LUI infini, le monde univers a des limites". Un jour il me dit: " Sois dans ta vie intellectuelle et spirituelle comme quand tu étais danseur, souple sans raideur, il y a des temps pour penser à Dieu et des moments pour la vie de tous les jours etc. ". Une fois où je lui demandais comment il se voyait dans la vie éternelle, il me dit : "Comme une immense constellation. Il faut s'imaginer en Dieu selon qu'on l'aime". Il sentait que pour lui sa foi était une lutte avec ceux qui l'abordaient. Et souvent il me disait que j'avais de la chance de dormir comme un enfant car certaines nuits il se battait spirituellement. Quand il avait un petit moment on le voyait avec son évangile, il disait : "Il faut vivre ce que Jésus a vécu, selon nos âges", d'ailleurs il aimait beaucoup Bérulle et ses méditations des "états de Jésus," de l'école française de spiritualité.

Puis c'est la préparation du dîner : soupe de légumes et fruits cuits. Durant cet espace, un jour par mégarde je suis entré dans sa chambre sans frapper, il était dans son fauteuil  en prière, je fus ébloui par l'amour qui l'habitait et dont il rayonnait intérieurement. Pour moi et encore maintenant, ce fut une vraie présence de DIEU en l'homme, de sa nature, de sa lumière, de son intensité d'AMOUR.

Après le repas du soir, on rentrait dans sa chambre pour lire et prier, puis le sommeil la fenêtre ouverte sur les étoiles. Quand M. Renevier était là pour corriger grammaticalement les textes écrits par Marcel et tapés par des amis, textes repris par Marcel plusieurs fois de suite, avec des phrases en rajout pour mieux spécifier sa pensée, les soirs, donc, nous laissions Marcel et nous allions chez les Odon, les voisins à 1/2 heure de marche des Granges, faire une veillée : jeux, histoires, verveine, jusqu'à 11 heures du soir.

Le mercredi Marcel recevait "La vie française", c'était pour lui la plongée dans le monde et la Bourse où il faisait affaires pour payer les études de ses enfants, et les investissements de nos améliorations car la vente des moutons ne suffisait  pas, malgré une vie très austère, pour être totalement autonomes.

Bien sûr durant les vacances scolaires tout changeait, car les amis universitaires étaient là,avec les topos, la messe chaque jour etc. Quand un prêtre arrivait on voyait Marcel discuter et des fois se fâcher, car il voulait être maître de la vie spirituelle chez lui. Tous ceux qui venaient, pouvaient participer aux travaux de la ferme, mais Marcel était de plus en plus réticent car pour eux ce n'était pas le devoir d'état et son sérieux, c'était la fête puis la foire de l'amateurisme, car c'était les vacances. Ce qui était étonnant c'est que les enfants et surtout Marguerite sa femme, ne venaient à aucun topo de Légaut, même à table elle le taquinait en disant que pour elle la science, la culture, et la messe lui suffisaient. A cette époque elle ne voulait pas lire les nouveaux écrits de Marcel. On voyait qu'ils s'aimaient, mais leur spiritualité sur le modèle de Marie et Joseph (sauf de s'unir que pour procréer), en plus du lit à part et chambre à part, faisait que dans le concret ils s'aidaient pour le ménage. J'ai vu Marcel avec un balai, et souvent il lavait la vaisselle dans la cuisine et il participait à l'éducation des enfants, mais Marcel n'était plus suivi par Marguerite pour le spirituel et il en souffrait. Il allait faire des retraites chez les moines, il est allé rencontrer Marthe Robin qui le soutenait. Tous les trois mois il allait dans un coin de France faire des topos, mais Marguerite de disciple était devenue mère, avec beaucoup de joie et de disponibilité à ses enfants et une vie de pauvreté et de dépouillement admirable, avec l'accueil des personnes de passage, ou comme moi de longs mois, sans réserve mais avec un coeur de mère.

Le week-end les enfants remontaient avec Marguerite et c'était plus festif, Olivier connaissait le nom de toutes les plantes de la forêt et nous poussait vers les balades en montagne, Rémy nous poussait à marcher sur un fil tendu entre deux arbres ou découvrir une danse folklorique, sinon il plongeait dans les moteurs au lieu de la messe du dimanche, accepté par Marcel non sans souffrance. Denis, trop loin, venait peu, Jacqueline tressait un hamac ou lisait Platon prêté par Marcel, Michelle aimait la danse et le ping-pong avec Marcel. Même en hiver j'admirais Marcel qui faisait des parties dans une pièce à jeu de Valcroissant avec Michelle.

En hiver on faisait la transhumance des Granges vers Valcroissant où la neige nous avait chassés, une journée de marche derrière les bêtes.

Avant de parler de notre vie des 3 mois d'hiver : je me souviens de la messe du Dimanche. Une heure avant la messe nous embarquions tous sur la jeep, Marcel et Marguerite sur les sièges avant et les six enfants dont moi, qui sur une aile devant, qui assis sur le rebord à l'arrière, qui debout derrière les parents sur un chemin de terre avec tous les cents mètres un virage en épingle à cheveux, route entretenue par la famille, coupée de cassis par les torrents, secoués, ballottés. Personne ne tombait, accrochés au phare ou à une ridelle, 3/4 heure de route au moins, un arrêt au boulanger, et au boucher-charcutier, on rentrait à l'église, à droite presque au fond. Marcel à genoux priait, les yeux fermés, la tête dans ses mains, et nous de même à l'imiter pour aller avec lui vers son trésor intérieur. Les paroissiens chantaient beaucoup, ce que Marcel n'appréciait pas beaucoup, tous ensemble on communiait, et après le petit mot de Marcel au curé, quand son prêche décollait du vécu, on remontait à l'assaut de notre montagne. Marcel Légaut disait : "Les paysans d'ici sont religieux dans leurs champs et superstitieux à l'église." Si en semaine on jugeait qu'une confession était  nécessaire, comme cela m'est arrivé, il était prêt à descendre. Ou quand on construisait un garage, ce matin-là il allait à Die et revenait avec les parpaings, les bêtes étaient gardées par Bruno.

Il y avait aussi les montées imprévues de disciples en peine de conseil, Marcel était très disponible et écoutant. Au repas cela faisait de la discussion, et après nous riions gentiment de Bruno qui nous plaçait dans ses phrases les mots inconnus entendus " psychologique ..."

Quant il pleuvait ou neigeait nous servions les bêtes dans leurs granges avec des bourrâts de foin découpés avec une grande scie verticale, alors Marcel pouvait écrire plus longuement, il me disait combien il avait conscience que ses écrits étaient perdus au milieu d'autres écrits " à la va vite" ou sans vraie profondeur et diffusés avec presse et publicité, alors que lui, en dehors du mûrissement de dizaines d'années il mettait pour chaque page des heures a écrire et réécrire, et quelle écoute il aura ? Il en était inquiet car il percevait  que ce qu'il avait à dire était important pour la foi réelle, le souvenir de Jésus et l'avenir de l'Église. Il souffrait de lire les paroles du pape si peu appuyées sur l'Évangile, cela a changé avec Jean-Paul II.

A Valcroissant où les gardes était réduites, Marcel lisait plus les théologiens récents, il me taquinait sur "ma résurrection déjà vécue ". Il lisait aussi beaucoup les mystiques de toute l'histoire de l'Église, mais si on vivait avec lui un moment il fallait lire Bremond et son "Histoire du sentiment religieux", car pour lui c'était un manuel de vie chrétienne et des témoins, des vrais témoins de l'apprentissage à la prière. Quand pour la vie courante et comprendre sa philosophie, il se disait personnaliste et souffrait de l'époque qui était existentialiste ou marxiste. Il admirait la foi "des bénédictins de Rungis" qui évangélisaient le milieu de la science et technique. Il lisait et relisait "La vie simple" de Wiechert, car pour Marcel il fallait sortir du stress, choisir avec calme, et apprécier les moments de la journée en appréciant les choses simples et directes avec la nature, où Dieu vient à son heure si on l'attend et qu'on s'est choisi le style de vie qui lui correspond. "La pauvreté évangélique quand tu l'as découverte, sans rien dire tu t'y mets, par le choix de ta vie, et tu t'y tiens par AMOUR de Jésus", me disait-il de sa manière de vivre et de son choix de vie aux Granges.

Il avait été abonné à LA CROIX mais choqué par un compte-rendu loin de la vérité il a arrêté son abonnement, trouvant que le journal n'était pas miroir de la vraie Église vivante.

Durant ces temps avec lui, et maintenant que j'ai son âge de l'époque, et que je suis père et grand-père, je m'aperçois combien il faisait confiance pour que nous prenions notre vie en main et je tremble pour moi et à sa place, en me rappelant ce qu'il nous laissait faire, avec les machines à couper le bois ou nos balades dans les rochers et nos nuits dehors dans des hamacs avec ses enfants. Il m'a permis de me reconstruire et de réussir ma vie par ses appels à être fidèle au meilleur de moi-même, ou quand il me disait : "On ne peut construire une vie spirituelle si on n'est pas respectueux de ceux dont on a la charge et qui nous sont proches. Leur bonheur et leur épanouissement passe avant toute réussite personnelle, car c'est d'abord eux notre prochain. Être vrai pour nous et devant les autres, dans le courage et l'humilité de leurs regards et critiques, est plus important qu'être célèbre et reconnu".

paul mandonnaud